Autour du Brahmapoutre

Axes

Mobilités des terres et des hommes

Recherches en Géographie dans le Nord-Est indien

terrain correspondant : Bokakhat

texte et illustrations de Joëlle Smadja

Enserré entre le Népal, le Bhoutan, la Chine, la Birmanie et le Bangladesh, le Nord-Est indien n'est relié au reste de l'Inde que par un étroit goulet d'une trentaine de kilomètres (entre Népal et Bangladesh). Cette entité bien individualisée est une enclave dont l'isolement a encore été renforcé en 1947 par la partition entre l'Inde et le Bangladesh. Elle correspond au bassin versant presque fermé du cours moyen du Brahmapoutre. La vaste plaine d'inondation du fleuve est consacrée depuis des siècles à la riziculture et, depuis la colonisation par les Britanniques, à la culture du thé en plantations. La plaine est encadrée au nord par les reliefs himalayens et au sud par ceux du vieux socle gondwanien sur les versants desquels, dans les deux cas, les paysans pratiquent une culture itinérante ou par rotation sur abattis-brûlis, appelée jhum. Resté interdit aux étrangers jusqu'en 1995, le nord-Est indien (constitué aujourd'hui des États d'Arunachal Pradesh, Assam, Meghalaya, Nagaland, Manipur, Mizoram, Tripura et, depuis 2005, Sikkim) n'a été pris en compte ni par les études himalayennes, ni par les indianistes. Par sa localisation, à la jonction entre l'Inde gangétique, l'Asie du Sud-Est et le Tibet, par sa diversité et sa complexité, il est pourtant d'un intérêt scientifique considérable et constitue un observatoire géographique, ethnologique et linguistique exceptionnel.


* : Terrains d’étude en géographie

Dans le volet « géographie » du programme « Autour du Brahmapoutre », sont impliqués, côté français, les chercheurs Joëlle Smadja (coordination), Blandine Ripert et Tristan Bruslé, l'étudiante (master 2) Émilie Crémin et, côté indien, Anup Saikia enseignant à l'Université de Guwahati avec les étudiants qu'il dirige, ainsi que Bikash Bharali et Uttam Saikia, nos assistants dans le bourg de Bokakhat.
Les géographes se penchent sur trois spécificités de la région, identifiées lors des premières missions : la très grande mobilité des milieux et des hommes, l'aspect éphémère des terres dans la plaine du Brahmapoutre et le cloisonnement dans l'espace de certaines communautés.
Ils examinent plus particulièrement les évènements et rythmes qui permettent de comprendre ces spécificités : rythmes du temps de la nature, rythmes du temps des hommes. Il s'agit aussi bien de faits politiques (partition de 1947 entre l'Inde et le Bangladesh, mouvements autonomistes, extension ou création d'aires protégées), que physiques à différentes échelles (séismes, épisodes saisonniers comme crues et inondations). En effet, région la plus sismique d'Asie, le Nord-Est indien est aussi la plus arrosée, détenant, avec plus de 12 mètres de pluie par an dans le Meghalaya, les records pluviométriques mondiaux. Pour l'histoire récente, un des évènements qui paraît déterminant dans les reconfigurations territoriales et la répartition de l’habitat est le tremblement de terre de 1950 ainsi que les crues du Brahmapoutre qui s'en sont suivi pendant deux ans. En conséquence, de nombreux villages ont disparu ou ont changé de localisation, les populations ont été déplacées. De façon plus régulière, au gré des inondations annuelles, le Brahmapoutre et ses affluents changent de cours, laissant des portions de terre sous les eaux, en découvrant de nouvelles qui sont vite occupées par les populations les plus démunies afin d'y cultiver quelques céréales ou légumes avant les prochaines submersions. Ces terres, appelées sapori , sont l'objet de convoitises et de nombreux conflits, y compris avec l'administration des parcs naturels.



Pendant la saison sèche, les sapori, îles éphémères dans le lit du Brahmapoutre,
sont essentiellement consacrées au pâturage.Le lait est collecté d’île en île quotidiennement.


Culture de riz sur sapori, dans le lit du Brahmapoutre


L'accès à la terre est une question cruciale dans cette région, un simple regard sur les densités de population permet d'approcher l'acuité du problème : 10 habitants/km2 en Arunachal Pradesh, près de 500 en Assam, plus de 1000 au Bangladesh limitrophe. Le tropisme des Bangladais vers le Nord s'explique aisément. Pour contenir les différents flux, des barrières sont dressées : pour lutter contre les divagations du cours du Brahmapoutre, des digues sont construites et reconstruites ; pour lutter contre l'arrivée d'immigrants du Bangladesh, le gouvernement indien a entrepris en 1985 l'édification d'un mur tout au long de la frontière entre les deux pays ...
Cette mobilité des terres et des hommes est aussi, dans un autre registre, une des composantes des milieux de montagne et colline où domine le jhum, culture sur abattis-brûlis, itinérante ou par rotation. Ce type d'agriculture s'accompagne d'une organisation sociale et de pratiques religieuses propres aux tribus de ces régions. Sa régression programmée, incitée par le gouvernement indien au profit de terres rizicoles irriguées, a des conséquences tant sur les milieux que dans les domaines économique et social.

     
Village Nyishi et jhum dans le district d’East Kameng en Arunachal Pradesh


 
Maison et villageois Nyishi dans le district d’East Kameng en Arunachal Pradesh

Enfin, cette région du nord-est indien où dominent les populations tribales est caractérisée par un cloisonnement dans l'espace de certaines communautés. Elles ont des statuts souvent particuliers (les réglementations forestières par exemple diffèrent des réglementations nationales et peuvent varier d'un État à l'autre, voire d'une communauté à l'autre) et vivent dans des espaces de production spécifiques. Il en est ainsi des Rabha dans les « forest villages » ; des « Tea tribes » dans les plantations de thé, monde clos avec ses propres règles ; des Karbi dans les Karbi Anglong, vivant essentiellement de l'agriculture sur brûlis, et ayant, comme les Khasi du Meghalaya une législation propre, interdisant notamment l'accès à la terre à toutes personnes autres que celles issues de leur communauté ; des Adi, Nyishi, Aka etc. d'Arunachal Pradesh.


Plantation de thé en Assam

Une part de la recherche porte sur la caractérisation des différents territoires et sur leur évolution, sur leur spécificité dans le monde indien et plus particulièrement himalayen.
Nous examinons également dans quelle mesure les revendications foncières ou les processus modernes de folklorisation, liés notamment à la protection de la nature et à l'industrie touristique, peuvent être source de revivalisme identitaire et peuvent conduire à établir des limites strictes entre des groupes en fonction de critères dits ethniques, religieux, linguistiques, historiques.
Nous nous intéressons plus particulièrement au vocabulaire des pratiques, des techniques et du milieu physique. Qu'est-ce qui est commun aux différents groupes, pourquoi, quels sont les emprunts, à quel groupe etc. ? Qu'est-ce qui circule d'un groupe à l'autre et dans quelle langue ? Quelles sont les conséquences de l'introduction récente de la riziculture dans les fonds de vallée et bas de versants de l'Arunachal Pradesh, par exemple, tant sur les changements territoriaux et sociaux que culturels et linguistiques ? Sachant que les tribus n'ayant jamais pratiqué cette culture font appel à des populations de la plaine assamaise qui viennent en montagne avec leurs outils… et leur vocabulaire technique.

      
Les parcelles consacrées à la culture itinérante sur brûlis (jhum), sont progressivement converties en rizières permanentes sur des champs en terrasses.  

Si les groupes sont bien individualisés, nous tâchons également de mettre en évidence les pratiques qui ont tendance à uniformiser la société, à gommer les différences. Quelles sont les influences, par exemple, de la christianisation sur les différentes communautés ? Quelles conséquences ont les discours religieux qui prônent une économie totalement nouvelle et donc un mode de gestion des ressources et des espaces différents ?
En géographie, cette recherche s'inscrit dans le contexte d'une réflexion sur les recompositions territoriales à l'échelle de la chaîne himalayenne, venant enrichir les travaux réalisés au Népal et ceux entrepris en Himalaya de l'ouest, ainsi que d'une réflexion plus générale sur les répercussions des politiques de protection de la nature en milieu rural très densément peuplé.

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