Autour du Brahmapoutre

L'Inde du Nord-Est

 

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Le nord-est indien a été fermé aux étrangers pendant près de quarante ans. Une partie de la région est «ouverte» depuis une dizaine d'années (Assam, Meghalaya, Tripura), mais les zones frontalières avec la Chine et la Birmanie ne sont guère accessibles (Les Etats indiens d'Arunachal Pradesh, du Nagaland, du Manipur, du Mizoram). Les processus d'écrasement culturel des minorités, ou comme en Chine leur folklorisation, sont ici seulement à leurs débuts.

C'est la région la plus arrosée d'Asie. La diversité y est aussi grande dans le monde biologique, flore et faune sauvage, que dans les modes de production qui vont de la chasse et de la culture sur brûlis à l'extraction pétrolière en passant par la riziculture irriguée et la culture de plantation (thé), que dans les langues, les religions (vishnouisme, saktisme, christianisme, islam, bouddhisme…) et les formes d’organisation sociale. L'intégration à l’Union indienne est loin d'avoir effacé tous les vestiges des systèmes politiques antérieurs: Etats hindous et principautés taïs et khasi, chefferies autonomes, etc.

En principe, on peut opposer aux terrains bas à rizières, de communication aisée quand ils sont domestiqués (mais c'est aussi le terrain d'une végétation rapide, d'une faune dangereuse, et d'épidémies imprévisibles), les terrains hauts où les agriculteurs pratiquent le jhum, l'essartage, c'est-à-dire le défrichement par brûlis et la rotation des terrains cultivés. Il existe différents types de rotations, et il s'agit parfois d'une véritable migration sans retour. Toutes ces questions, rarement décrites de façon systématique et encore moins cartographiées, sont d'une grande importance. Elles sont étudiées sur plusieurs sites par Joëlle Smadja.

Toutefois, l'opposition du Haut et du Bas est un peu simple. La spécificité écologique de chacun de ces milieux cache l'importance des piémonts, qu'étudie depuis quelques années Philippe Ramirez. Les piémonts forment un cordon au long duquel des groupes humains se singularisent: ils ont alors à nos yeux une double existence «en haut et en bas», mais eux bien sûr voient les choses d'un autre œil. Des populations comme les Arleng/Karbi et les Tiwa/Lalung prennent alors un intérêt nouveau — de même que les Mishing/Miri, population himalayenne qui s’installe massivement en Assam fluvial depuis deux siècles. Ces doubles noms trahissent une double appréciation de ce qu’ils «sont».

L'archéologie ne présente des données fiables que depuis environ 2000 ans; les textes donnent des informations historiques, parfois très précises, depuis 800 ans, et il conviendra d'utiliser mieux les uns et les autres. La comparaison des langues fait apparaître une façon de stratification, comme si des «couches ethnicolinguistiques» s'étaient succédées (Pour plus de détails, voir la carte dans la partie linguistique). La plus ancienne (voir schéma ci-dessous) serait celle des langues mon-khmer, qui a laissé les langues khasi du Meghalaya; ensuite viendraient toute une série de groupes de langues tibéto-birmanes par étapes diverses; puis les parlers indo-aryens aujourd'hui représentés par les dialectes assamais et bengali; enfin, à des époques diverses depuis le XIIe siècle, des parlers taï qui ne se sont jamais vraiment répandus (mais qui ont servi à rédiger des documents historiques importants).

taï : ahom et parlers récents
indo-aryen : assamais
tibéto-birman : nombreuses langues
mon-khmer : groupe khasi

De même que plus haut l’opposition du Haut et du Bas, cette stratification n'est qu'une première approche, car l'aryanisation de la vallée pose des problèmes compliqués. Une grande partie des gens qui parlent aujourd'hui assamais sont des gens dont les ancêtres ont changé de langue. C'est la rencontre classique de deux processus: l'immigration de locuteurs venus de l'Inde centrale, et l'acculturation des locaux. La métaphore de la strate dissimule la mixité et la mobilité. Mais elle pose d’emblée le problème de l’identité des groupes, et montre l’enjeu des noms qu’on leur donne. Nous allons évoquer brièvement chacun d’eux — ce qui permet aussi de présenter le pays et certains des problèmes. Pour l’histoire de l’Assam, voir Gait 1926, Baruah 1985 et 1993, Jacquesson 1999.

Les groupes parlant des langues taï (voir Morey 2005) sont certainement parmi les plus récents dans notre zone, et les plus anciens d’entre eux, les Ahom, ont laissé des chroniques d’un grand intérêt (Gogoi 1986). Ces gens venaient de haute Birmanie — et ceci ouvre un problème qu’on peut résumer ainsi: quelles sont les voies d’accès traditionnelles à l’Assam? Mais d’autre part, les Ahoms ont dominé et unifié l’Assam entre XVIe et XIXe siècle; paradoxalement, non seulement ils n’ont pas imposé leur langue taï, l’ahom, mais celle-ci a disparu au cours du XVIIe siècle: il reste des centaines de manuscrits, la plupart non publiés. Ce qui prouve que la langue des puissants n’est pas plus assurée de sa survie.

Les langues indo-aryennes (Masica 1991) — langues aujourd’hui représentées par une variété de dialectes assamais, bengalis et intermédiaires — ne sont probablement guère antérieures à l’ère chrétienne dans la région. Il existe des sources archéologiques, qu’il faut inventorier (il existe des travaux divers) et documentaires (en sanscrit, Sharma 1978) à partir du Ve siècle. Il semble que se soient mêlés une immigration à la recherche de terres cultivables et un flux modeste de familles brahmaniques appelées (ou tolérées?) par les élites locales, soucieuses de partager l’aura de la culture indienne. Il est impossible aujourd’hui (surtout avec l’immigration très importante en provenance du Bangladesh) de démêler «qui est qui» au sens de lignées pures.

Les très nombreux groupes parlant aujourd’hui plus de 80 langues tibéto-birmanes posent des problèmes difficiles. D’abord de «classement» du simple point de vue linguistique: il existe déjà des travaux (Burling, Coupe, Jacquesson, Joseph, Sun) mais pas de synthèse satisfaisante sauf pour le sous-groupe (plus facile d’accès) des langues dites boro-garo, et à un moindre degré pour le sous-groupe tani d’Arunachal. Beaucoup de travail reste à faire, soit de description précise, soit d’inventaire, soit de comparaison. La richesse et la diversité de la zone au plan linguistique sont immenses. Mais cette richesse n’est pas moins grande au plan social (types d’autorité, volonté d’indépendance), au plan des ressources et des techniques, au plan des modes de transmission des biens (dont les esclaves) et des façons d’épouser. Or, tout cela ne se recoupe pas.

En effet, le dernier groupe, celui qui est présumé le plus ancien, est celui des Khasi-Jaintia. Ces gens parlent des langues mon-khmer, or les langues de ce groupe les plus proches sont aujourd’hui typiques de l’Asie du Sud-est. On suppose qu’il existait autrefois un tissu continu de langues mon-khmer jusqu’ici, et au-delà puisque ces langues ont des liens lexicaux appréciables avec les groupes mounda de l’est de l’Inde. Puis ce tissu a été déchiré et morcelé par de «nouveaux arrivants», les Tibéto-birmans?

Mais cette stratification ne procure qu’un premier schéma. A y regarder de près, on constate que les Garo, par exemple, locuteurs de tibéto-birman, sont matriléaires et uxorilocaux comme les Khasi (Nakane 1967): sont-ils «d’anciens Khasi» passés à la langue des tibéto-birmans? Ou des locuteurs de tibéto-birman qui auraient pris les usages d’une population plus installée? C’est ici toute la problématique du substrat qui est en cause. Les exemples de telles «conversions», «semiconversions», transformations à divers degrés et selon divers plans, abondent. Le Nord-est indien est un terrain d’enquête idéal pour qui veut sonder cette part essentielle des sciences humaines.

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