Autour du Brahmapoutre

Présentation

Langues, cultures et territoires du Nord-Est indien.
Au carrefour des mondes indien, chinois et sud-est asiatique

Notre propos est d’examiner comment et pourquoi les groupes humains se font et se défont comment ils se repèrent, se définissent, se reconnaissent dans des situations complexes. Par complexe, nous entendons ici «qui ne peut se réduire à une confrontation de traits par paires». Cette complexité se joue selon de nombreux paramètres qu'il n'est pas possible d'inventorier a priori — paramètres démographiques, environnementaux, linguistiques, politiques, etc. — puisque la plupart de ces traits interfèrent. Nous choisissons un lieu particulièrement intéressant par ses mélanges et confrontations de populations à travers l’histoire documentée et de nos jours encore: le Nord-Est de l’Inde.

  1. Nos objectifs scientifiques
  2. Trois approches: linguistique, géographie, ethnologie

Quelques cas concrets comme exemples pluridisciplinaires

Nous procédons en confrontant les enquêtes de disciplines différentes. On sait depuis longtemps (Boas, Sapir, Saussure, Meillet) que les différents types de repères, à savoir le religieux, le linguistique, les données techniques, les usages de parenté, etc., ne coïncident pas, que «les cartes ne se superposent pas», de sorte qu’il n’est pas possible de donner une définition homogène d’un groupe. Cette prise de conscience de la plasticité des groupes a joué un rôle décisif dans la critique du racisme, où précisément les caractères physiques, moraux, culturels sont amalgamés en une description homogène et étanche. Au contraire, nous savons que les groupes humains «jouent» de ces différents critères, ou encore qu’il «y a du jeu» entre eux. Savoir dans quelle mesure ce «jeu», cette mobilité, est contrôlée par le groupe, et donc ce que signifie ce contrôle collectif ou s’il a même un sens, voilà notre propos. Les groupes diversifiés du Nord-Est de l’Inde fournissent une situation exceptionnelle pour cette étude.

Notre méthode consiste à cerner différents paramètres, selon trois axes :

Chacun de ces axes fournit une approche du groupe, soit dans son auto-appréciation, soit dans les appréciations que les autres, y compris les «savants», ont et ont eu de lui — si du moins il était le même au cours d’une histoire sociale assez mobile pour que la question se pose. Et nous comparons. Il s’agit donc d’une enquête pluridisciplinaire.

S’y ajoute un accent nettement plurinational. Travailler dans le Nord-Est indien suppose une collaboration étroite avec des collègues locaux. C’est ce que nous ferons d’autant mieux que nous le faisons déjà: les collègues que nous citons dans notre liste de participants nous connaissent bien, et nous avons avec tous des relations amicales et fructueuses. Cela est possible parce que plusieurs d’entre nous sommes déjà allés dans la région, et y avons des contacts anciens ou récents. Toutefois, si notre connaissance de la région est ancienne, l’idée de mettre nos compétences en commun dans un projet d’envergure est née plus récemment de discussions passionnées, tant entre nous qu’avec nos collègues indiens.

1) Nos objectifs scientifiques

Le principal objectif du projet est la production d'une somme de connaissances linguistiques, anthropologiques et géographiques sur une région complexe et mal connue de la frontière sino-indienne. Ce projet sera conduit principalement par des chercheurs CNRS appartenant au Laboratoire des Civilisations à Tradition Orale, à l'UPR Milieux, Cultures et Sociétés en Himalaya, au Centre d'Etudes de l'Inde et de l'Asie du Sud de l'EHESS et au programme de recherche interdisciplinaire Anthropologie et Linguistique de l'EHESS. Dans ce cadre français, trois étudiants seront impliqués. Y seront également associés, côté indien, trois universitaires et une dizaine d'étudiants.

Le Nord-Est indien vient d'être rouvert aux étrangers. Son étude est essentielle pour comprendre les interactions entre les espaces sino-tibétain, indien et sud-est asiatique. Il abrite une richesse écologique, une diversité anthropologique et une variété linguistique remarquables: quatre familles linguistiques (près de 100 langues) et une vaste palette des formes d'organisation sociale et des modes de subsistance — qui invitent à prendre en compte la diversité technologique et celle des milieux naturels, ainsi que les courants d'emprunts, qu'ils soient intérieurs à la région ou qu'ils la traversent. Zone de sismicité dangereuse, région de pluviosité maximale en temps de mousson, au carrefour politique de l'Inde, de la Chine, de la Birmanie et du Bangladesh, zone de rupture entre des densités démographiques extrêmes, lieu de revendications ethniques multiples et antinomiques, il s'agit d'une région clef pour l'avenir géo-stratégique de l'Asie.

 

Inde physique

 

On cherchera à comprendre les dynamiques sociales dans la région, qu'il s'agisse d'installation ou de mobilité, de fusion ou de dissociation, ou de remodèlements divers des identités. Pour cela, l'entreprise ne peut être que pluri-disciplinaire. Mais on ne visera nullement une théorie globale qui prétendrait ramener la diversité des leviers à une seule machinerie. La coopération entre disciplines servira d'une part à ce que chaque discipline accroisse la finesse et la solidité de ses interprétations en les confrontant aux réalités dégagées sur d'autres plans, et d'autre part à mieux comprendre les genèses, dispersions et recouvrements des entités linguistiques, sociales et territoriales, puisqu'il semble bien que l'identité se joue en modifiant la transparence des plans, qui en laissent souvent apparaître d'autres avec une visibilité inattendue.

Tantôt le groupe affichera qu'il est Z parce qu'il parle z, mais mis en demeure d'expliquer pourquoi tels Z ne parlent pas z, produira des explications qui, historiquement, impliquent une géométrie variable du groupe. De même s'il semble se définir d'abord comme un groupe qui descend de Z: afin de rendre compte de cas aberrants, il produira des explications exceptionnelles qui modifient la «définition» d'abord avancée. Dans la réalité des procédures d'identification, il existe toujours une gamme de traits dont certains cachent les autres dans un premier temps, mais ne les excluent nullement. Il en résulte qu'une approche attentive de cette «plastique identitaire» mouvante doit tenir compte de cette variété — dont on conviendra qu'elle réserve aux sociétés étudiées une souplesse ou une prudence — et les aborder selon plusieurs angles.

Ainsi, quoique nous promouvions une approche pruridisciplinaire, nous n'avançons pas de théorie holistique, qui présumerait que la cartographie d'un trait suffirait à intuitionner les autres, et donc la géographie des entités. Nous pensons au contraire que le jeu entre les plans procure aux sociétés cette labilité qui explique aussi les surprises que réserve l'étude de leur histoire: telle société émerge en peu de temps sur la scène politique, linguistique ou sociale, comme toute constituée, et souvent persuadée de son éternité. C'est pourquoi les linguistes, ethnologues et géographes intègreront soigneusement à leur enquête la dimension historique, en s'aidant de relevés ou inventaires systématiques.

Toutefois, nous ne prétendons pas tout faire. Aussi ces inventaires, outre leur valeur en eux-mêmes, serviront-ils de garde-fou à ce que nos enquêtes, nécessairement concentrées sur quelques sites exemplaires, pourraient avoir de simplicateur. Leur conjonction servira aussi d'excellente préparation à de bons travaux d'étudiants, tant français qu'indiens.

Le contexte international est particulièrement propice.

Accessible de nouveau à la recherche internationale depuis dix ans seulement, le Nord-Est indien constitue un «front pionnier» pour les sciences humaines et environnementales, où, progressivement mais sûrement, des chercheurs occidentaux et asiatiques ouvrent de nouveaux terrains d'enquête. Une dizaine d'étudiants européens, japonais, australiens et thaïlandais y mènent à présent leur recherche de thèse. Un colloque international sur les langues locales a fait date en février 2006 à Guwahati. C'est que cette zone a depuis longtemps été l'objet d'interrogations de la part des géographes, linguistes et ethnologues qui œuvraient en Inde, en Asie du Sud-Est et en Chine.

Après une phase de découverte, il nous faut donc consolider notre position sur ce nouveau terrain de la recherche internationale. Les relations personnelles forgées avec les universitaires locaux sont très prometteuses et des accords généraux ont été signés avec certaines universités; d'autres sont en instance. Les atouts des chercheurs français présents dans le Nord-Est sont de bénéficier souvent d'une expérience comparative acquise ailleurs en Himalaya, et d'avoir d'emblée adopté une approche pluridisciplinaire. C'est naturellement une des motivations principales du présent projet. Nous attendons également de ce projet qu'il permette de soutenir efficacement l'intérêt de certains étudiants qui travaillent déjà dans la région, ou espèrent pouvoir venir y travailler. Il existe en effet depuis peu de temps un faisceau d'enseignements touchant à ce nouvel objet, et une gamme d'étudiants intéressés, certains assez engagés pour que nous pensions utile de les impliquer largement dans ce projet.

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2) Trois approches: linguistique, géographie, ethnologie

Linguistique

La carte ci-dessous permet d’avoir une idée très simplifiée de la situation linguistique.

1/ Au centre en rouge: les langues mon-khmer résiduelles».
2/ Tout autour, les divers groupes tibéto-birmans (TB).
3/ Partout dans les zones basses, les langues indo-aryennes, i.e. assamais et bengali.
4/ D’autres groupes ne sont pas indiqués: les parlers taï, très fragmentés, qui comptent quelques milliers de locuteurs; les langues mounda des travailleurs des tea gardens.

linguistique
Les cadres B,K,T,Z indiquent les sites décrits dans les pages suivantes

A/ La description des langues.

Une douzaine de langues seulement ont été décrites, dont le deuri par l’un d’entre nous (Jacquesson 2005). Nos collègues des universités locales et leurs étudiants veulent participer à des enquêtes. Ces langues posent des problèmes à tout niveau: (a) phonologique, à la fois pour les tons (on trouve de 0 à 5 tons dans la région, cf. Mazaudon 1977), pour les schémas syllabiques (liés au problème de l’agglutination, à celui du patron iambique ou trochaïque), (b) morphologique, opposition plus ou moins nette nom/verbe, émergence de l’adjectif, classification de lexique dans les noms composés (Jacquesson 2004), accords de divers types; sonder les rapports entre la morphologie suffixale du kiranti (Michailovsky 1999, habilitation 2005) et celle du kuki (c) syntaxique — moins exploré mais décisif pour l’intelligence des textes d’autrefois comme pour la typologie.

B/ Typologie.

Les catégories que nous venons d’énumérer présentent une gamme de phénomènes qu’il faut cartographier (Michailovsky 1988), et dont il faut présenter la variété (Jacquesson 2001). Cette cartographie attire l’attention sur les contacts, les emprunts et les faits aréals, signalés dès l’époque de la colonisation britannique.

C/ L’histoire linguistique présente deux aspects.

L’aspect de classification, au sens d’une interprétation historique des traits communs ou non en termes de divergence ou convergence. L’aspect de typologie des histoires, quand il faut interpréter non plus les histoires locales (e.g. celle de tel sous-groupe par rapport à tel autre), mais les types d’évolution (Jacquesson 2000, 2006): pourquoi les Nagas ont-ils un réseau de langues contrastées si dense, tandis que les dialectes Tani se comprennent de proche en proche sur une surface immense? Nous rejoignons ici les questions, et pour une part des méthodes, de nos collègues d’autres sciences humaines — tant que nous pouvons nous entendre sur des échelles communes, quant aux époques et aux terrains étudiés.

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Géographie

Les recherches géographiques sont encore rares dans cette région du monde. Des géographes indiens ont dressé des panoramas, ont mené des enquêtes socio-économiques ponctuelles, ou ont abordé des thèmes spécifiques, comme celui des migrations (Saikia). Les géographes étrangers sont rares dans une région pourtant décisive pour l’intelligence de la chaîne himalayenne.

Parmi les spécificités géographiques du Nord-Est indien, nous retiendrons: la grande mobilité des milieux et des hommes et l’aspect éphémère des terres dans la plaine du Brahmapoutre. Il s’agira aussi bien de faits politiques (Partition de 1947 entre Inde et Bangladesh), que physiques (séismes comme celui de 1950, crues et inondations) ou encore de l’évolution du cycle des cultures (dans les jhums).

De nombreux villages ont disparu ou ont changé de lieu. De façon plus régulière, au gré des inondations annuelles, le Brahmapoutre et ses affluents changent de cours, laissant des portions de terres sous les eaux, en découvrant de nouvelles qui sont vite occupées par les populations les plus démunies pour être cultivées avant les prochaines submersions. Ces terres, appelées sapori, sont l’objet de de nombreux conflits, y compris avec l’administration des parcs naturels. L’accès à la terre est une question cruciale dans cette région 10 habitants/km² en Arunachal Pradesh, près de 500 en Assam, plus de 1000 au Bangladesh limitrophe. Le tropisme des Bangladeshis vers le nord s’explique aisément. Pour contenir les différents flux, on dresse des barrières: des digues pour lutter contre les divagations du Brahmapoutre; pour lutter contre l’arrivée d’immigrants du Bangladesh, le gouvernement a entrepris en 1985 l’édification d’un mur tout au long de la frontière entre les deux pays.

Cette mobilité des terres et des hommes est aussi une des composantes des milieux de montagne et colline où domine le jhum. Cette pratique s’accompagne d’organisations sociales et religieuses propres (?) aux ethnies de ces régions. Sa régression, que souhaite le gouvernement, au profit de terres fixes en terrasses irriguées, a des conséquences tant sur les milieux que dans les domaines économique et social.

Enfin, bon nombre de communautés ont des statuts particuliers (les réglementations forestières par exemple diffèrent des réglementations nationales et peuvent varier d’un Etat à l’autre, voire d’une communauté à l’autre) et vivent dans des espaces de production spécifiques. Il en est ainsi des Rabha dans les village forests; des Tea Tribes dans les plantations de thé, monde clos avec ses propres règles; des Mishing en bordure du fleuve, à la fois riziculteurs et pêcheurs; des Karbi dans les Karbi Anglong, qui vivent essentiellement de l’agriculture sur brûlis et ont comme les Khasi du Meghalaya une législation propre, interdisant l’accès à la terre pour les autres communautés; des Adis, Nyishis, Akas etc. d’Arunachal. Une part de la recherche portera sur la caractérisation des différents territoires et sur leur évolution, sur leur spécificité dans le monde indien et plus particulièrement himalayen.

Nous examinerons dans quelle mesure les revendications foncières ou les processus modernes de folklorisation, liés notamment à la protection de la nature et à l'émergence du tourisme ou encore la lutte contre une christianisation de masse uniformisatrice, peuvent être source de revivalisme identitaire, et peuvent conduire à établir des limites strictes entre des groupes en fonction de critères dits ethniques, religieux, linguistiques, historiques.

Nous nous intéresserons plus particulièrement au vocabulaire des pratiques, des techniques, du milieu physique. Qu’est-ce qui est commun aux différents groupes? Qu’est-ce qui circule d’un groupe à l’autre, dans quelle langue?

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Ethnologie

Après sa fermeture aux étrangers dans les années 1950, le Nord-Est indien, ou Assam comme disait autrefois, a continué à attirer le regard frustré des ethnologues de l'Asie du Sud et du Sud-Est. Il est resté la grosse pièce manquante du puzzle. Les premiers ne pourraient jamais confirmer leurs thèses sur les continuités entre castes et tribus, les seconds ne pourraient jamais analyser ce chaînon manquant essentiel des échanges entre l'Inde, la Chine et les Etats hindouisés de l'Indochine. La recherche indienne progressa entre temps mais la tâche était si grande, et le contexte politique de ces années-là si difficile pour l'ethnographie.

A présent, il est devenu possible de reconsidérer les documents précieux — pour leur valeur historique — de l'époque coloniale. La région a connu des mutations, les territoires et les identités ont été redéfinis, mais la richessse anthropologique reste la même. Et pour être plus précis, le Nord-Est reste le lieu d'une permanente redéfinition des identités et des cultures, sans doute parce qu'il est aussi le lieu de multiples zones de contact, de «marges» si l'on veut. Sur quelques milliers de kilomètres carrés, peut être observée toute la palette imaginable des modes de filiation, des formes politiques et des économies. Et dans l'Inde de la discrimination positive sur la base de la caste ou de la tribu, les sept états du Nord-est indien ont connu et connaissent encore plus que les autres une explosion, parfois violente, des revendications ethniques.

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